Au « Parasol de Chine », le restaurant que tu avais choisi, tu as passé l’heure à tripoter ta nourriture. Du bout de ta fourchette, tu poussais les petits pois et les maïs miniatures d’un côté, les monticules de riz de l’autre, suivant un ordonnancement connu de toi seule. Je n’ai rien vu, rien d’autre que le bord élimé des manches de ton chandail sur tes poignets délicats. Je me souviens m’être dit que tu avais dû tirer tant et plus sur les fils de ces manches, de la même façon que tu grignotais les pouces de tes mitaines en hiver.
Depuis l’automne, tu avais jeté ton dévolu sur les vieilles chemises à carreaux de ton père, clamant haut et fort que l’apparence n’importait pas, ou si peu… Souvent, fouillant en vain pour mettre la main sur l’un ou l’autre de mes pulls fatigués, je finissais par le retrouver dans l’un de tes tiroirs, jetéen tas au-dessus de ta pile de t-shirts. Je me disais en hochant la tête que tu te comportais exactement comme je l’avais fait à l’adolescence quand, pour provoquer les cris d’orfraie de ma mère, je partais pour l’école affublée des chandails de mon grand frère. J’ai préféré me voir en toi plutôt que de te découvrir, cachée sous les couches de laine, de flanelle et de coton.
Ce souper en l’honneur de tes 12 ans se passait en silence. Là où auraient dû surgir cris et chants, seules des bribes de conversations maladroites tombaient à plat. Ton père, blême et fatigué. Ton amie Daphnée, l’unique invitée, avait eu tôt fait d’interrompre son joyeux babil, soumise à l’atmosphère pesante de cet étrange anniversaire. Et moi qui ne voyais pas tes lèvres résolument fermées sur ta nausée, sur ce roulement graveleux dans ta bouche, sourde au crissement de tes dents pour retarder le cri qui montait de ton ventre, du fond de ton abyme. Tes yeux, pourtant, me regardaient sans que je remarque le débordement de ta détresse briller au bord de tes cils.
Cachée derrière le rideau de tes cheveux blonds, tu m’as assurée que tu n’avais plus faim. La somme de tes mensonges… Je n’ai pas insisté, je n’insistais jamais sur ce point-là. À trop vouloir forcer, on récolte le contraire, me disais-je. Et puis, tu n’étais pas une oie que je pouvais gaver de mon amour nourricier. Puisque tu semblais vouloir m’affronter sur tant de terrains, je préférais te donner une certaine latitude sur celui-là.
En effet, depuis le début des vacances de Noël,nos conflits se succédaient. Mes efforts pour communiquer et le silence têtu que tu opposais à mes tentatives de conversation signalaient le début d’une adolescence difficile, croyais-je. Bien souvent, c’était ton père qui nous raccommodait autour de l’une de ces facéties dont il a toujours eu le secret. Je n’ai pas réalisé que toi aussi, avant, tu riais en faisant des cabrioles sous nos regards amusés.De ces prises de bec, ni plus ni moins celles d’une poule picossant son poussin, je n’ai pas vu la force qu’il t’a fallu déployer pour me repousser, pour te dégager.
Quand tu t’es levée pour aller aux toilettes, je n’ai pas vu tes jambes trop maigres sous ton jeans. Je n’ai vu que ta silhouette dansante entre les tables, ta politesse à demander ton chemin, l’assurance avec laquelle tu t’es dirigée vers le fond du couloir. Pendant ton absence, Daphnée s’est remise à babiller. Je me souviens en avoir éprouvé une sensation d’apaisement comme si, tout à coup, un nuage embrumé s’était levé, purgeant un air saturé, libérant une aura fluide, allégée. Je me suis demandé si Louise, la mère de ton amie, éprouvait le même sentiment en ta compagnie lorsque sa fille s’absentait.
De retour après un laps de temps beaucoup trop long sans, cependant, que je m’en sois inquiétée, tes joues semblaient rosies sous l’effet de je ne sais quelle joie soudaine, que j’ai accueillie avec soulagement. Ta sempiternelle pâleur, ces ombres sous tes yeux, les veines qui explosaient sous tes tempes translucides, tout ce que je mettais sur le compte de ta croissance avaient momentanément quitté ton visage, laissant tes traits enfin lisses et juvéniles. Un instant de bonheur est passé, un bonheur hésitant, aussi vacillant que la flamme de la chandelle au centre de notre table.
Ce soir-là, je n’ai pas vu ton ventre creux ni la cuvette pleine.
Ce soir-là, et probablement comme tant d’autres…
Pour moi, les repas ont toujours été sacrés. À la maison, il était interdit de regarder la télé, encore moins son écran de téléphone. J’avais installé sur la console de l’entrée un bol coloré, devenu le réceptacle des appareils intelligents de toute la maisonnée. Tous nos invités sans exception, membres de la famille, amis, voisins, ne pouvaient s’attabler sans s’être au préalable délestés de leur cellulaire. Au fil du temps, tes soupirs et grincements devant cette règle érigée en loi se sont amplifiés. Tu renâclais à rester à table si longtemps. Tu ne trouvais rien à raconter. À t’entendre, il ne s’était jamais rien passé à l’école, enfin, rien qui soit digne d’être rapporté au souper familial. Selon toi, on accordait trop d’attention à cette activité– manger! —, qui aurait dû se terminer en deux temps trois mouvements, prétextant les devoirs, des travaux, un livre à terminer. Le week-end, faisant une entorse à mon règlement, je te permettais de lire pendant le lunch. Je revois tes sourcils froncés, ta concentration, tes petites dents mordillant le coin de tes lèvres.
Je ne revois jamais le fond de tes assiettes.
T’étant commise d’office à la tâche de desservir, tu empilais les plats, serviettes de table et ustensiles sitôt la dernière bouchée avalée, dans un joyeux tintamarre de vaisselle entrechoquée. J’avais bien remarqué ton excessive serviabilité. Je n’avais pas compris qu’il s’agissait en réalité d’une forme de camouflage, un art dans lequel tu as toujours excellé.
En chantant, les serveurs ont apporté un petit gâteau joliment décoré de chandelles. Leur fort accent asiatique déformait les consonnes, étirait les voyelles, transformant les mots du « Bonne Fête » traditionnel en une ritournelle étrange. Nous avons entonné le refrain en chœur sous le regard attendri des quelques convives aux autres tables. Je me suis réjouie de ta mine à la fois ravie et intimidée. Je n’ai pas remarqué tes mains crispées sur le rebord de la table. C’est Daphnée qui a coupé le gâteau en tranches fines, servant à chacun une part égale. C’est ton père qui a mangé la tienne.
Quand nous sommes repartis dans la nuit froide de janvier, je n’ai vu que la glace sous tes pieds, je n’ai pas vu ta faiblesse de petite caille. Au moment où tu tombais, je t’ai rattrapée sans percevoir, sous l’épaisseur de ton manteau, la maigreur de ton bras. Sans percevoir, sous l’épaisseur de ton bouclier, la profondeur de ton désarroi.
Comment ai-je pu tant t’aimer sans te voir? Comment ai-je pu vivre au plus près de toi, collée à ton flanc de jeune animal, sans recevoir dans toutes les fibres de mon corps mammifère la puissance de ton appel? Ce corps que j’avais mis au monde, tu souhaitais maintenant le restreindre, le soumettre, l’affaiblir. Le laisser mourir.
Tous ces os saillants sous ta peau, pointant vers moi semblant me souligner mon échec à être ta mère.
Les groupes de soutien
Ma fille a souffert d’anorexie et d’hyperphagie en 2012 puis en 2014, au moment on l’a dirigé vers les services d’ANEB. Très tôt, elle m’a informée qu’il y avait des groupes de soutien pour les proches. J’ai senti qu’étant incapable de «prendre soin» de ma détresse, elle souhaitait me remettre entre les mains d’autrui, en quelque sorte. Je me suis inscrite, et ça l’a soulagée de savoir que moi aussi, j’étais soutenue. Elle pouvait donc se concentrer sur ses besoins à elle.
Pour un parent, le groupe de soutien est formidable. Je ressentais tellement de culpabilité, j’étais si bouleversée de savoir mon enfant souffrante! Grâce aux rencontres, j’ai pu partager avec d’autres parents ce que je vivais. J’ai beaucoup appris sur la maladie et les moyens d’y faire face. J’ai pu prendre du recul, venir à bout de ma culpabilité et acquérir des outils précieux pour AIDER RÉELLEMENT MA FILLE, l’accompagner comme elle avait besoin.
Et aujourd’hui
Aujourd’hui, ma fille est rétablie. Et depuis sa première rémission elle célèbre l’événement chaque année en nous recevant à souper. Et je vous jure que c’est un « Souper d’anniversaire » joyeux, sain et rempli de belles émotions!
Merci à ANEB qui a fait la différence. Grâce au soutien de ses professionnels, ma fille et moi avons pu cheminer chacune de son côté et ENSEMBLE à travers les dédales de cette terrible maladie.
Anne-Marie
ANEB offre des services aux proches, des groupes de soutien ouverts ainsi que des groupes de soutien fermés. Vous avez des questions? Vous avez besoin d’aide? Vous pouvez nous contacter via courriel: [email protected] ou 514 630-0907 (Montréal) 1 800 630-0907 (ailleurs, sans frais).