Il y a de ces petits détails qui restent et qui sont, peut-être, plus significatifs qu’on veut bien se l’admettre. Des petits détails que l’on cache, que l’on tait, par pudeur, par honte, parce qu’ils nous rassurent, nous encadrent et nous sécurisent.
L’étrange satisfaction qu’on ressent quand les circonstances font qu’on devra se priver d’un repas.
L’établissement de règles futiles qui ne peuvent être brisées que dans des contextes exceptionnels.
Le maintien compulsif d’un registre mental des aliments consommés.
Le réflexe de toujours choisir les plus petits ustensiles.
Le sentiment d’apaisement quand on sait qu’on pourra compenser demain, en jeûnant, en courant, parce qu’on a abusé aujourd’hui.
Si beaucoup disent qu’on ne guérit jamais complètement d’un trouble alimentaire, c’est peut-être parce qu’on ne l’efface pas sa mémoire. Parce que ces petits détails qui restent s’incrustent et deviennent une part de notre identité – pour les personnes qui ont la chance de n’avoir conservé que les miettes et qui ne sont plus, au quotidien, dans une lutte violente contre elles-mêmes. Parce que toutes ces pratiques, ces pensées, ces gestes, ont fonction de rituel. Suivant un épisode où vous auriez perdu le contrôle (selon vos standards), où quelque chose, quelqu’un aurait éveillé en vous des sentiments trop lourds, vous vous tournez vers le rituel comme vers une bouée. Il vous apaise, vous endort tranquillement. Vous faites appel au rituel régulièrement pour demeurer « vous-même » : performante, droite, forte. Mais il y a des moments où vous ressentez le besoin irrésistible de pousser le rituel à sa limite, jusqu’à ce qu’il vous envahisse. Ça a quelque chose d’épuisant.
Je me considère guérie depuis plusieurs années, même si je demeure accrochée à ces mécanismes. Je n’ai jamais sérieusement considéré m’en débarrasser avant l’année dernière. Lentement, j’avais commencé à m’ouvrir sur cette période de ma vie marquée encore de culpabilité et de honte, à une unique personne en qui j’avais suffisamment confiance.
J’ai lui ai presque tout dit. Presque, parce que la honte était souvent trop forte. La parole a quelque chose de transformateur, faut-il croire, et le seul fait de dire m’a donné envie de changer. De laisser partir ces petits détails, les pensées et les gestes qui me servaient de béquilles.
Cette révolution de la pensée, celle qui fait qu’on prend un temps d’arrêt pour s’observer et choisir de changer, est douloureuse. Elle nous oblige à réapprendre à marcher, en quelque sorte, sans plus pouvoir s’appuyer sur nos pratiques rituelles. Avec aucune garantie qu’on ne tombera pas, qu’on ne s’abîmera pas un peu les dents.
Je n’avais jamais arrêté, jamais, depuis quinze ans, de tenir dans ma tête ne serait-ce qu’une approximation du contenu « en chiffres » de tout ce qui passait la frontière de mes lèvres.
Ça paraîtra ridicule, peut-être, à ceux qui ne connaissent pas cette béquille, mais depuis que j’ai décidé d’arrêter pour de bon, de faire un effort conscient pour empêcher mes pensées de prendre cette direction, je déborde d’émotions désagréables. Je suis souvent hypersensible, une voix dans ma tête me mitraille de paroles auto-dépréciatrices, je doute, je me sens confuse, mélangée, fatiguée, vide. J’ai décidé d’affronter ces émotions, de les ressentir, de les apprivoiser et de les comprendre.
Les petits rituels qui restent après le processus de guérison permettent momentanément de retrouver une sorte d’homéostasie, mais ne nous protègent pas de l’éclatement, ils n’effacent pas la souffrance qu’ils camouflent. Ils nous ont servi autrefois, quand on n’avait pas les outils pour affronter ce qui nous affligeait. Mais lorsqu’on se sent finalement la force de le faire, il faut abandonner l’engourdissement temporaire que procurent les rituels, au profit d’une guérison complète, qui ne se résume pas à des données physiologiques. Il me semble essentiel, durant ce processus, de se savoir soutenu par une ou des personnes de confiance. Car même si l’objectif est de trouver en soi la source du réconfort, le rétablissement du lien de confiance avec l’autre me paraît être un élément central dans le processus de guérison d’un trouble alimentaire. Il faut s’affranchir de cet idéal d’autosuffisance, du « je n’ai besoin de personne », du « je ne peux compter sur personne », comprendre finalement que la vulnérabilité est une force.
Pour être parfaitement honnête, je l’écris et une part de moi n’y croit toujours pas. Mais j’aime penser qu’à travers un travail sincère et soutenu de redéfinition de soi, d’un soi qui ne s’appuie plus sur ses vieux mécanismes de défense, il est possible d’en arriver, si ce n’est à la guérison « complète », du moins à un stade plus avancé et plus profond de la guérison.
– Charlotte Lemieux