De l’anorexie à l’ataraxie

Petite moi,
Je t’écris pour te dire que je t’aime et que je crois en toi.
Regarde toute l’énergie déployée pour t’effacer ; un jour, tu verras, tu t’en nourriras pour récupérer ta place dans le monde. Et cette place, elle sera belle. À ton image, tout aussi colorée et incarnée que toi ; que celle à laquelle tu rêves, celle que tu étais. Tu peux me faire confiance, même si tu n’y crois sans
doute plus ; je suis déjà passée par là moi aussi. Et je m’en suis sortie. Un jour, le régime
sera terminé et tu auras retrouvé le goût de vivre. Toi aussi, tu en vaux la peine, ma
précieuse petite moi. Et dans ton pèlerinage, j’aimerais bien te soutenir. Alors récapitulons
la situation et ensuite, j’aurai quelque chose à te proposer.
On te parle souvent de guérison.
Mais pour toi, c’est l’abîme.
Depuis que maman a percé ton secret, ça fuit de partout. Il y a la peur, celle qui se nourrit
de toi, qui lutte contre les parents et celle qui leur remplit le ventre quand tu les retrouves
après l’école.
Morte-vivante.
Mais il y a aussi toute la pression qui en découle. Les mains chaudes de maman entre lesquelles tu réfugies les tiennes pour te réchauffer quand tu passes tes soirées congelée devant le feu de cheminée. Ses mains de femmes qui s’ébouillantent d’angoisse à l’idée de te perdre.
Tu as froid, faim.
Les menottes blanches et la soif de vivre à sec.
Les parents disent que tu t’es abandonnée.
Tu te crois réincarnée.
Il y a ton corps sculpté, celui que tu t’efforces de retailler pour t’estomper.
T’oublier.
Exister.
On te parle souvent de ta maladie comme d’un cancer. Il faut guérir. Allez mange,
guéri. C’est « juste » de la nourriture. « Juste » quelques kilos en plus. Tu as « juste » une
vie à vivre. Et pourtant… pourtant, s’ils savaient.
Ce n’est pas que tu ne veux pas, c’est que tu n’en peux plus.
Entre ton corps qui t’a trahi, celui qui te torturait de douleur tous les mois quand il se vidait de son sang pour t’en donner les joues rouges.
Rouges honte. Rouge femme.
Des caillots qui bloquent à la sortie.
Rouge supplice.
Et le souvenir, la lourdeur du traumatisme, du rejet par tes meilleurs amis, ton
premier amour. Il y a les pommettes rouges de tristesse, de colère.
Amour-haine.
Une autodétestation viscérale face à cette vie qui t’a laissé tomber. Ce n’est pas toi qui l’as
« abandonné », c’est elle qui t’a trompé. Et toi, à la tromperie, tu dis « non ».
Non.
Alors tu t’es exilée.
Marcher pour s’enfuir. Perdre du poids. Jeûner pour se rebâtir. Perdre du poids.
Grosse. Perdre du poids. Trop grosse. Perdre, perdre du poids.
On te demande de guérir sans comprendre que tu uses déjà de cette maladie comme d’un
remède face à la vie. C’est ta fiction qui a rencontré la réalité. Tu t’y sens en sécurité.
Tu t’allèges le corps dans l’espoir que l’esprit suive.
S’engourdir. S’amoindrir.
Il faudrait que l’esprit suive mais il s’épuise. À chaque kilo perdu, il y en a un nouveau qui s’ajoute dans
ta tête.
Rouge danger.
C’est celui qu’on pourrait reprendre. Celui que tu aspires déjà à perdre, le prochain. Et plus ça avance, plus tu t’alourdis. Tu fonds à vue d’œil et te crois toujours aussi grosse.
Grasse. Enrobée d’une surcharge qui t’écrase de plus en plus.
Tu files et t’effaces.
Ta maigreur est un cri.
Un hurlement silencieux que personne n’entend. On voit tes os et on s’inquiète. Trop sourd, on n’entend pas tes mots, tes maux squelettiques.
Alors à l’hôpital, on te fait manger et tu t’en mords les joues.
Six semaines — six kilos — Six. Six — Six — Six. Rouge diable.
Ton voyage en enfer. Et on ne t’a pas encore compris.
On a renfloué l’espace entre tes os et ta peau, rien de plus.
Enterrer l’écho.
Perdre du poids. Grosse. Trop grosse. Perdre, perdre du poids.
Tu sors de l’hôpital et ça recommence. La vie est dangereuse. Il faut s’en prémunir, exhiber la cage thoracique : elle t’en protègera.
Ton bouclier d’os ; bastion mental.
Alors tu chutes.
Tu RE-chutes.
Et le monde ne t’écoute pas.
On recommence à s’inquiéter.
On te répète qu’il faudra « guérir », mais là-dessus, c’est toi qui ne veux plus les entendre.
Guérir pourquoi ? Pour endurer le trop-plein ? Pour saigner ? Pour fermer les yeux devant
le sang et pleurer ?
Non, guérir ne t’intéresse pas, absolument pas. Et je te comprends. Tu sais ?
J’ai le même vécu que toi. Je te comprends et j’aurais quelque chose pour toi, si ça
te tente.
Regarde, je te la tends ; prends ma main. J’aimerais à mon tour te réchauffer les
doigts. Tu verras, ce sera rouge ; rouge d’amour pour une fois.
Aujourd’hui, c’est la semaine nationale de sensibilisation aux troubles alimentaires qui
commence. C’est que tu n’es pas seule. Et même si tu n’y crois plus, il y a des gens qui
t’estiment, qui te réclament même. Et moi, j’aimerais te serrer dans mes bras pour que tu
comprennes qu’à partir de maintenant, plus jamais tu n’auras froid au cœur.
Je serai là pour toi.
Pour toi, petite moi.
Ensemble, on a le pouvoir de changer le monde, tu savais ?
Mais ce n’est pas pour te parler de guérison que je t’écris cette lettre. Non ; le mot y apparaît
déjà trop souvent. Non, moi ce que je souhaite, c’est qu’on fasse la paix. Il y a mes doigts
en suspension, quelque part entre toi et moi. Un trousseau de chair et de peau suspendues
au-dessus du vide, prêt à plonger, à te rattraper quand tu en sentiras le besoin. Un trousseau
de clefs laissé à ta disposition pour rouvrir l’espace entre tes bras et la vie ; tes menottes et
l’esprit. C’est comme une invitation à dîner.
Elle t’attendra.
L’expérience peut te sembler difficile, voire impossible. C’est une épreuve à essayer. Je me doute bien que tu t’en sens incapable, sûrement indigne ; mais je te propose quand même de l’explorer. Je t’y
accompagnerai. À deux, tout sera sans danger. Je te laisse y penser. Mais quand tu t’y
sentiras prête, fais-moi signe. Je tiens à t’aider. Je t’aime et je suis là pour toi. D’ici là, je
t’attendrai. J’ai quelques projets pour me nourrir l’esprit entre-temps. Te souviens-tu les
après-midis passés dans la salle de jeux quand on était petite ? Tu t’amusais déjà à
emprunter l’ordi de papa pour inventer tes histoires. Les parents disaient que tu irais loin
dans la vie. Ça te faisait rêver. Ou te rappelles-tu quand tu invitais tes amis à venir jouer à la maison, en sixième année ? Cette fois-ci, papa te prêtait son cellulaire et vous
improvisiez devant la caméra. Tu aimais beaucoup jouer les fées ; tu souhaitais sauver la
planète à coup de baguette magique. Abracadabra ! Il était une fois, la paix sur Terre. C’était
si bon. Tout le monde riait, s’éclatait. On t’aimait ; tu étais bien.
Je suis toi et tu es moi. Je suis celle que tu es devenue et cette petite fille que tu étais ; une
mini nous qui sera toujours là, bien au chaud entre tous ces rêves qui nous remplissent la
tête.
Tu sais, le temps passe vite. Et ce n’est pas en retrouvant les huit livres que tu pesais
à la naissance qu’il ralentira. Tu peux me croire, je l’ai déjà essayé. Je peux te confirmer
que ça a échoué. Mais je sais qu’actuellement, tu as besoin d’y croire. Et c’est correct, voistu ?
Moi aussi, j’ai longtemps pensé qu’en frôlant la mort, je reviendrais à la vie. Sauf que
si je peux me permettre ; cette maladie, elle ne veut pas que t’alléger.
Tu mourrais demain et pour elle ce ne serait pas assez.
Je l’écris, mais ne t’en dicterai rien. Ton avenir t’appartient : c’est à toi de décider.
Entre-temps, je te tends la main. Et comme je te le proposais plus tôt, quand tu sentiras
l’élan pour te lancer, n’hésite pas : viens me voir.
Ensemble, je te le promets, des jours meilleurs nous attendent. J’ai hâte de te retrouver.
Je te souhaite bon courage.
À bientôt,
De ta grande moi.
Léa Hains
Tu es inspirante ma Léa, ton parcours m’impressionne et nous démontre que tout est possible!
Tes paroles mettent un baume sur l’épreuve que tu as traversé.
Bravo ma grande fille!❤️
Merci Léa.
Ce texte est très touchant. C’est comme si je l’avais écrit et pourtant je me contente de me regarder dans un miroir déformant, un miroir de cirque. Moi, ce que j’y vois c’est la grosse femme que je déteste et que j’aime à la fois. J’ai hâte d’avoir un courage aussi grand que le tien. Merci…
WoW, empreint de tellement de vérité, de douceur, de fragilité. Bravo pour ta route et ton courage à l’écrire, à nommer les choses.