Après une semaine incroyable à Barcelone, mon copain et moi plions bagages en direction de Lisbonne, la capitale du Portugal. Pour lui, Lisbonne est une ville empreinte de souvenirs d’enfance, de nostalgie et de redécouvertes. Moi, mes pensées sont encore à Barcelone, une ville si colorée et si vivante, que tout le reste, en ce moment, me semble beige. Mais je tente de garder l’esprit ouvert et de découvrir une ville qui n’est pas nécessairement « meilleure », mais du moins, différente.
Et j’avais raison : Lisbonne est aussi colorée et vivante que Barcelone, mais à sa manière. Citoyens chaleureux, architecture à couper le souffle et falaises pouvant donner le vertige aux plus téméraires. Nos journées se passent à revisiter les lieux de l’enfance de mon copain et nous passons nos soirées à l’auberge de jeunesse à boire du vin et à apprendre à connaître les autres voyageurs.
C’est maintenant notre dernière soirée à Lisbonne et je combats un vilain rhume qui a décidé de partager le séjour avec moi. Donc, vous pouvez deviner que lorsque nos amis voyageurs m’invitent à aller dans un bar étudiant local « tout près, je t’assure ! », je suis loin d’être convaincue. Sous prétexte qu’il est impératif de fêter notre départ en grand, je cède aux pressions et me retrouve dans les rues à pic de Lisbonne, où chaque pierre n’attend qu’à nous faire trébucher.
Le bar, nommé Tejo Bar, est en fait un sous-sol presque invisible aux passants. Les plafonds sont terriblement bas, les murs sont tapissés d’affiches de groupes de musique locaux et de vieux chanteurs américains, tels Elvis Presley et Frank Sinatra. Il y a à peine assez d’espace pour deux grandes tables et quelques banquettes; ces dernières semblent toutes occupées par une quinzaine d’étudiants universitaires, mais ils nous laissent un peu d’espace et nous invitent à nous assoir parmi eux. Deux jeunes hommes jouent de la guitare tandis que tous les autres chantent en chœur en portugais.
Nous avons un plaisir fou (et quelque peu bruyant !) avec ce groupe d’étudiants jusqu’à ce qu’un homme âgé au dos courbé fasse son entrée dans le bar. Soudainement, les guitares s’adoucissent et les chanteurs fredonnent.
L’homme s’assoit parmi nous et reçoit un hochement de la tête, en guise de bonjour, de la part de tous. Notre guide rencontre mon regard perplexe et m’explique qu’au Portugal la vieillesse est perçue comme étant une vertu, « un puits de sagesse auquel les plus jeunes d’entre nous peuvent s’abreuver ». Au même moment, les guitaristes jouent quelques notes qui font sourire l’homme, et il commence à chanter du Fado — un style de musique mélancolique d’autrefois, typiquement portugais. Il est seul à chanter le couplet, et à rompre le silence de la pièce. C’est au refrain que les autres se joignent à lui en appuyant sa voix pour s’assurer qu’elle soit entendue d’abord et avant tout. À la toute fin, nous sommes invités à frotter nos mains ensemble en guise d’applaudissements, par respect pour l’ouïe fragile de l’homme.
Nous quittons le bar peu après, en remerciant chaleureusement les guitaristes et les chanteurs, et nous reprenons le chemin de l’auberge de jeunesse. Dans mon lit, mes pensées se bousculent : avec toutes les publicités nord-américaines désirant nous vendre des produits ou des interventions chirurgicales anti-âge, et la surexposition de la jeunesse dans les médias, quelle place occupe véritablement le vieillissement dans notre société? Au Portugal, vieillesse rime avec vertu, sagesse, respect et admiration. En Amérique du Nord, elle rime plutôt avec laideur, expiration, dédain et insignifiance; comme si l’être humain perdait sa valeur avec le temps comme une voiture, au lieu de l’acquérir comme un bon vin; comme si le contenant devait toujours passer avant le contenu; comme si mes plus « belles » années étaient derrière moi, à 25 ans. Les rides sont la preuve qu’on a ri, qu’on a pleuré, qu’on s’est fâché, qu’on s’est questionné. Les rides sont la preuve qu’on a vécu une vie remplie de hauts et de bas, où nous avons affronté des adversaires de taille, et que nous en sommes ressortis vainqueurs.
Nous avons tous déjà vécu une soirée où nous avons été amenés, en famille ou entre amis, à comparer nos cicatrices de jeunesse : « Celle-là, c’est quand j’ai pris une débarque sur la bicyclette de mon frère; et puis celle-là, c’est après une nuit bien arrosée… ». Montrer ces « marques de combat » nous rend bien souvent fiers ; pourquoi n’est-ce pas la même chose pour les marques de vieillissement?